lundi 25 octobre 2021

Iwak 2021 #25 Éclaboussure

Quand il m’expliqua ce qu’il s’était passé, mon esprit resta en suspens un long moment. Je revois encore la descente du col. Ils étaient venus me chercher à la gare dans la vallée. Je revenais d’un séjour d’un mois de travail au cœur des Alpes. Un mois intense. J’étais physiquement épuisé et moralement secoué, car il s’agissait d’un de ces séjours où les relations se nouent d'autant plus fortes qu’on ne se reverra probablement jamais. Les cercles d’amour et d’amitié  avaient virevolté comme dans ces jeux de cirque contemporain aux cerceaux. J’étais dans les limbes, je pensais à ces amis d’un mois que je n’oublierai jamais, cette fille et ce garçon qui avaient tourné autour de moi, cette autre fille aux nattes blondes qui m’avait fait rêvé. Ces enfants que j’avais conduits sur les chemins de montagne. J’étais dans les limbes et soudain la parole s’est ouverte.

Il a raconté. Il conduisait et il a pleuré. Je ne l'avais jamais vu pleurer. Il regrettait mais il était trop tard. Elle avait crié et il avait levé la main. Elle avait hurlé ses reproches qui venait de la nuit de leurs temps. Il ne l’avait pas supporté. La colère qu'il ne savait pas dominer l’avait pris. Et comme il avait su le faire dans des moments de crise avec ses propres enfants il avait commis avec elle ce qui serait l’irréparable. Il l’avait giflée. Devant notre famille. Il était désormais honni. Il porterait jusqu’à la fin cette éclaboussure, non ce mot est un prétexte à écrire car il s’agissait en réalité d’une flétrissure. Il était mon père et il avait rompu le lien fragile qui nous reliait encore après les soubresauts de mon adolescence. Il avait frappé ma deuxième mère. Je ne lui pardonnerai jamais. Certes je ne j’abandonnerai pas. Mais il savait désormais qu’un mur serait dressé entre nous. Il avait attendu le passage du col pour dire l’indicible. Ma mère se taisait à l’arrière, je ne crois pas qu’elle ait parlé. Elle devait désormais gérer seule la suite car il était banni de la maison. Il avait attendu le passage du col et avait parlé dans la descente, il ne restait plus que vingt minutes pour expliquer que nous n’allions pas à la maison, que nous serions désormais chez la reine-mère, il l'avait dit brutalement, dans cette demeure-prison où j’avais passé les pires moments de mon enfance. J’avais 19 ans et soudain dans cette descente du col, j’entrais définitivement dans le monde des adultes. L’âge d’or s’était brutalement terminé. Ce qui nous avait de toujours paru comme l'ordre des choses était soudain rayé comme d'un trait de plume, jusqu’à la porte de l’église qui plus tard ne s’ouvrirait pas pour ma mère, jusqu’aux tombes qui nous resteraient fermées à jamais.

2 commentaires:

  1. C'est foudroyant. Tellement bien rédigé qu'on partage la douleur de toutes les personnes présentes, chacune victime, victime de sa situation au sein de la famille ou de son irascibilité.

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