Les vieilles dames m'ont toujours beaucoup aimé. Je leur ai toujours bien rendu. Même si l'écart d'âge se réduit, je représente encore un idéal. J'ai déjà évoqué mon attachement pour les veuves âgées dont la parole se libère. Il est cependant une exception. Celle-ci me regarde souvent avec une froideur terrible. Puis soudain, elle se déglace comme ce fond de sauce figé sur lequel on verse un peu d'eau à feu vif. Elle peut alors me délivrer une parole mielleuse, mais ce n'est que courbette, ou déverser une insigne méchanceté, sans jamais trop en avoir l'air.
Je ne suis pour elle qu'une pièce rapportée, il a fallu qu'elle s'habitue à moi. Ce fut difficile car elle n'a pas trouvé de prise. Du moins pas de celles qu'on peut partager à plusieurs pour la monter en cabale. Elle n'a pu faire que quelques soufflets qui sont retombés très vite. Il n'est pas simple de fédérer quand ta bête noire est appréciée par tous.
Elle n'aime que la chair de sa chair, que ce qu'elle pense que ces ancêtres ont fait, porté, mangé depuis la nuit des temps. Le pire, c'est que tu fasses des choses de fille. Enfin qu'on disait de fille autrefois, mais c'est toujours ainsi dans sa tête. Et tu le fais forcément mal, Elle n'aime tant que d'essayer de t'apprendre des choses que tu sais
très bien faire, même si ce n'est pas comme elle le fait, quitte à
t'arracher l'essoreuse à salade, car il est bien connu qu'il y a
plusieurs façons de générer la force centrifuge. La meilleure façon de marcher...
Elle en fait toujours des tonnes, qui à passer pour une simple d'esprit -
heureux les... - mais c'est toujours pour mieux rebondir et clamer haut
et fort qu'il ne faut pas la prendre pour une imbécile.
Son histoire personnelle a fait qu'elle a du prendre une place centrale à laquelle elle n'était pas préparée. Elle s'en est bien sortie mais elle a acquis un tel goût pour cette position qu'elle ne sait pas se mettre en réserve. Alors quand elle quitte le haut du pavé, on la voit se mettre à ruminer en marge. On ne sait ce qu'il va sortir mais ce sera forcément désagréable. Il faut vite la refaire entrer dans le cercle. Plus on attend, plus ce sera terrible.
Parce qu'elle a eu une vie difficile, on lui pardonne tout, par compassion, cette empathie forcée qu'on t'apprend au catéchisme, car justement ce type de personne ne déclenche pas nécessairement l'empathie.
Nous la recevons régulièrement. Cela peut très bien se passer. Ou le contraire. L'élément déterminant est comment va-elle me tolérer dans sa relation avec la femme de ma vie. Je le sais, je suis très prudent, je me fais discret, j'évite par exemple d'abuser des activités de fille. Mais parfois, elle a besoin de me chercher. C'est même existentiel. Avec elle, je ne sais pas toujours prendre sur moi. Il ne faut surtout pas qu'elle me glace le sang. J'ai du mal ensuite à me détendre.
Nous venions de faire un rude voyage à travers la tempête. Il faisait bon retrouver la chaleur de la maison. J'enlevai mon anorak juste à côté d'elle quand elle s'est adressée à la femme de ma vie par ces simples mots "ah ! il a fait le sapin là".
Il s'agit d'une technique dont elle abuse régulièrement : m'évoquer à la troisième personne, devant moi, en utilisant le pronom personnel plutôt que mon prénom. C'est une manière de me tuer qui s'engouffre dans une plaie encore ouverte, celle de mon sentiment d'infériorité et d'inexistence. S'en rend-elle vraiment compte ? J'étais prévenu en tous cas des auspices sous lesquels nous allions passer ces trois jours.
Depuis son arrivée, elle n'a cessé d'utiliser cette manière de m'isoler. Elle a atteint le summum alors que nous recevions des amis pour l'apéritif, allant jusqu'à minauder en imitant "ma petite voix".
Tu ne t'en rends pas compte en me lisant, mais j'ai une petite voix douce, ça ne se fait pas pour un homme, par pour un mâle alpha du moins, enfin chez nous on n'a jamais eu de voix comme ça.
La femme de ma vie n'a rien dit, je lui en ai voulu, sur le moment. Mais c'est passé vite, le pire est pour elle.
Plus tard, j'ai imaginé une vengeance sordide, une de ces horreurs qu'on ne lit que dans la version originale des contes de Grimm, comme lui chuchoter à l'oreille, quand elle aura été ravagée par un AVC- l'image de mon père m'était revenue - qu'avec ma petite voix douce j'étais un peu tapette, sa bouche se serait déformée un peu plus, ses yeux auraient roulé comme des grosses billes affolées. Du bon usage des contes de fées pour s'évader de la vie quotidienne.
PS : Une référence récurrente dans ce blog, Mourir au soleil, Paroles et musique de Jean Ferrat (1967)
Je voudrais mourir debout, dans un bois, au soleil,
Sans entendre tout doucement,
La porte et le chuchotement,
Sans objet des femmes et des vieilles,
Et des vieilles ...
Tu sais que la patience est la meilleure des conseillères. Le mépris également. Fourbis ton ironie et sache lui sourire quand tu voudrais l'étrangler. Renvoie-la à sa part de siècle où elle est restée.
RépondreSupprimerJe n’y manque pas, mais il arrive que ça me fatigue...
Supprimer