J'ai compris bien plus tard à quoi servait réellement ce rectangle d’éponge qui se trouvait sous l'oreiller de ma mère. J'avais une dizaine d'années quand je repérai cette serviette de toilette, de petit format. De celles qu'on utilisait pour "les pieds" à cette époque où la douche quotidienne était proscrite. On se débarbouillait le haut devant le lavabo et le bas grâce au bidet qui peuplait alors toutes les salles de bains, comme encore aujourd'hui en Espagne ou en Italie. Il y avait donc une serviette pour chaque partie, si j'ose dire, du corps. Je reviens à cette serviette de nuit. Un jour où j'aidais ma mère à faire son lit conjugal, je lui posais la question. Enfin, j'osais la poser plutôt car je sentais bien que cela relevait de l'intime. Or
chez ces gens-là, on ne parlait pas de l'intime dont l'évocation se limitait aux grivoiseries des repas de famille quand les oncles à bretelles lâchaient des vannes dont on essayait de se saisir pour comprendre quelques bribes des mots du corps. Ma mère avait répondu sans hésiter qu'il lui arrivait de baver la nuit et qu'elle mettait la serviette sous sa joue pour éviter de mouiller les draps. La réponse avait fusé, toute prête comme une évidence, une simple vérité qu'on n'a pas de raison de cacher aux enfants. Je pèse aujourd'hui tous les mots de la réponse. Je n'ai alors pas vraiment douté d'elle mais l'imaginer en train de baver dans son lit m'avait troublé. Ma mère était à l'époque une femme d'une quarantaine d'années, que je trouvais très belle et très classe pour notre condition modeste. C'est sans doute pour cela que cet instant, et cette image décalée, me sont restés en mémoire. Dans
Violette Nozière de Chabrol, il y a cette scène, que je n'arrive pas à qualifier d'amour, entre les parents incarnés par Stéphane Audran et Jean Carmet, où la mère sort la serviette pour épargner le lit. Une scène terrible pour moi, au delà du sujet du film* qui m'a profondément marqué. Ce n'était pas au cinéma, à sa sortie. Je l'ai vu plus tard à la télévision, probablement chez mes parents, et avec eux, alors que j'étais encore un adolescent très ingénu. J'ai toujours aimé Stéphane Audran. Avec du recul, je comprends que je retrouve de ma mère en elle. C'est peu dire que je n'avais aucune admiration pour mon père. Approcher d'aussi près avec cette scène, la relation sexuelle entre mes parents, avec des acteurs qui pouvaient facilement m'identifier l'une et l'autre, comprendre brutalement l'usage de la serviette, tout en les ayant à côté de moi, chacun dans son fauteuil, fut une curieuse révélation.
*Le film de Claude Chabrol est inspiré de l'histoire véridique de Violette Nozière, qui défraie la chronique, dans les années 1930. « Crime, sexe, mensonges, cupidité, immoralité, émancipation féminine, éducation » se croisent dans cette affaire qui fait plus que frémir la « bonne société » de l’époque. Condamnée à mort pour parricide en 1933, sa condamnation est commuée en peine de travaux forcés avant qu’elle ne soit graciée en 1945. Au procès, on avait ignoré l’accusation d’inceste formulée par Violette contre son père. Violette Nozière sera réhabilitée en 1963. Dans son film, Chabrol, peu convaincu par le récit de Violette, ne fait que suggérer l’inceste. Un documentaire diffusé sur France 3 cette année, remet en perspective cette histoire, en donnant la parole aux enfants de Violette, y compris sur la manière dont Chabrol s’est approprié le sujet contre l’avis de la famille (à ce propos la notice de Wikipedia sur le film mériterait d’être actualisée). Dans sa dénonciation des perversions sociétales, il est regrettable que Chabrol n’ait pas mieux considéré la parole des femmes, mais le film fut tourné dans les années 1970...
Image : Jean Carmet, Isabelle Huppert et Stéphane Audran dans Violette Nozière, film de Claude Chabrol (1978).
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