mercredi 10 avril 2019

Tu tires un poil et toute la bobine se déroule

Je pensais à la Veuve noire ce matin, quand soudain m'est apparue sa fille, ma mère. D'autres images me reviennent ce soir quand j'écris. Des temps plus anciens, le retour aux vacances après un an d'absence. Les questions de ma mère sur le pays, les gens, ce moment où les noms des disparus sont donnés. Il y avait toujours un peu d'émotion qui ne prenait pas le pas sur le plaisir d'être revenue. Et puis les morts importantes, on les avaient sues par courrier. On ne se téléphonait pas encore. Mon père, cet apôtre inconditionnel du progrès refusait l'appareil. Je revois les lieux tels qu'ils étaient alors, la robe grise de ma grand-mère, l'imprimé fleurie de ma mère. Mais ce n'est pas cela qui a surgi ce matin.
Je l'ai revue, ce soir là dans la pénombre de sa chambre où j'ai cru justement voir apparaître le corps décharné de la Veuve noire. J'avais eu un moment d'étourdissement. Je l'avais serré contre moi, on s'était dit bonne nuit, j'étais là pour trois jours, on se verrait.
Elle rentrait d'hospitalisation. Elle était épuisée. Le déclin commençait. Elle avait toujours voulu ne pas souffrir. Quitte à se laisser partir.
Le lendemain, je me suis occupé d'elle. Elle a pu se laver seule mais je lui ai lavé les cheveux. Puis je l'ai coiffée. J'ai gonflé ses cheveux blancs un peu trop longs avec le séchoir. Elle avait retrouvé un peu le sourire. Plus tard, elle était assise dans le fauteuil. Je suis venu avec la pince. Elle avait arrêté de s'épiler le visage. On a rattrapé ça. Elle a tendu naturellement la peau du bas de son visage de ce geste qui consiste à rentrer la lèvre inférieure dans la bouche et permet de mieux saisir les poils. Et là, j'ai vu le menton de sa mère. La même façon. Elle eût presque le même sourire. Nous pensions à la même chose. Elle m'a dit "tu me fais comme à ...". C'était la première fois que je lui faisais à elle. J'eus l'impression d'apaiser quelque chose. Je m'étais tant occupé de la Veuve noire. Elle avait dû être jalouse depuis cette époque de l'adolescence où je l'avais repoussée. Non, ça datait de plus loin en fait, le jour où je lui avais arraché le bâton des mains avant qu'elle ne me frappe. La Veuve noire, elle, ne m'avait jamais touché, n'y avait même jamais pensé.
Elle avait été jalouse au point qu'elle  m'avait toujours refusé mon petit héritage direct, ces quelques objets insignifiants que ma grand-mère m'avaient donné de son vivant et que j'avais toujours refusé de prendre avant qu'elle ne disparaisse. Ensuite, ma mère m'avait dit que c'était à elle. Il lui fallait sa part de jouissance. Je n'avais pas fait d'histoire. J'avais le temps pour moi. Je m'en servais quand j'étais chez elle, histoire de la provoquer un peu et de lui rappeler qu'elle n'en avait que l'usufruit.
Il y eut de la tendresse dans son regard et pour une fois j'y répondis.
Quelque mois passèrent, elle se refit un peu mais le cœur n'y était plus. Elle finit pas s'abandonner, pour partir tout à fait, et pas n'importe quel jour. En partant, elle recollait quelques morceaux de la porcelaine qu'elle avait brisé bien des années plus tôt. Enfin, façon de parler, moi, je le vois comme ça.


2 commentaires:

  1. Tout à coup je me souviens du fer à friser que ma grand-mère me permit de placer et tenir dans sa chevelure - avec crainte d'ailleurs- mais je tins la gageure. maman, elle , s'en est allée brusquement sans prévenir, un lundi d'automne et je n'avais pas pu lui dire au revoir, la veille … je commence à comprendre le titre de votre blog : vous arrivez chez nous, et vos écrits qui décrivent votre passé ravivent les nôtres ; du grand art, du bel art, vraiment

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    1. Je ne pensais pas arriver là, mais merci de m'y accueillir, Joseph.

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