lundi 22 mai 2017

Aux innocents

Cela faisait une semaine que la sangle traînait sur une table. Le gros dossier qu'elle serrait avait été rangé sans elle. Une sangle assez grosse qui avait pu être une ceinture en son temps. Un vieux cuir châtain-roux. J'ai essayé d'effacer l'image mais elle est revenue à chaque fois que je venais dans la salle. Alors j'ai laissé filer, revenir les scènes que je n'avais pas envie de revivre. Accepter pour trouver l'apaisement.
Des visages crispés rouges de colère. Des yeux exorbités. La main qui prépare la ceinture, l'extrémité à la boucle de fer est repliée dans cette main. Des cris d'enfants plus tard des oppositions adolescentes. Jamais je n'ai été touché de la sorte. Seulement quelques baffes et vers mes 15 ans ce manche de balai qui fut brandi avant que je ne l'arrache de bras désormais trop faibles. Quand j'ai compris que j'atteignais l'âge où la sangle devenait un outil d'éducation, je l'ai dérobée et cachée. Personne n'avait osé le faire avant moi bien qu'elle soit à portée de main, entre deux meubles de la cuisine. Mais l'autorité du père, peut-être la répulsion que l'objet inspirait, l'avait sacralisé.
Je n'ai été que témoin de cette fin d'une époque où l'éducation passait par le dressage et la menace de la maison de correction. On ne disait pas alors tu vas te faire gronder mais je vais te corriger.
Je me suis tenu à carreau pour ne pas subir le sort de mes aînés. Sans doute étais-je différent et j'ai au fil du temps développé des stratégies plus ou moins conscientes pour éviter cela y compris à l'adolescence.
J'ai été témoin d'autres débordements dans une famille qui m'était chère où ma mère d'été et son mari ne supportait plus leur premier enfant. Je revois encore souvent la ceinture qui quitte la taille de mon oncle, la main qui à nouveau se prépare, les pots-à-eau dont on déverse le froid contenu sur la tête de l'enfant. A une époque où dans les colonies de vacances et les familles l'on douchait froid les enfants pénibles.
Il y eut une fois plus terrible entre toutes où les autres enfants terrorisés - j'en étais - firent la chaîne pour alimenter la douche improvisée, je n'oublierai jamais l'hystérie de la mère et l'enfant, leurs cris me hantent régulièrement et plus encore cette supplique répétée jusqu'à l'épuisement, maman je t'aime, qui me noue encore la gorge et mouille mes yeux après tant d'années.
Un peu plus tard, quand le calme était revenu, que l'enfant retrouvait l'amour de sa mère, on revenait vers moi, l'enfant chéri, elle me demandait de ne pas en parler, de n'en rien dire à mes propres parents, il n'y avait pas de menaces dans la voix, il y avait seulement dans les yeux l'égarement d'une mère perdue qui reprenait ses esprits devant son fils adoptif.
La ceinture avait disparue, j'ai pris la sangle sur la table, je suis allé la ranger sur le gros dossier qu'elle avait serré pendant des années. Je n'en avais jamais parlé avec autant de détail. Tu es le premier à qui je le confie.
J'ai compris plus tard que tout le monde savait ces débordements sans en connaître le menu. La culpabilité d'avoir moi aussi porté le pot-à-eau ne m'a jamais quitté. C'est ainsi, j'imagine que si je m'étais confessé auprès de qui de droit j'aurais été absous. Mais j'avais cessé de croire à 10 ans. Je devais en avoir 11 ou 12.
Ce qui m'a toujours tourmenté dans ce souvenir, au delà bien sûr du sujet principal, c'est la conscience que j'ai pu avoir de la part que j'avais pris à la scène majeure. Autrement dit, l'ai-je subie totalement ou en ai-je été un acteur partiellement consentant parce que l'enfant était parfois une peste, parce que j'aimais tant sa mère, ou simplement pour que ça se termine vite.
Ce matin pour la première fois j'ai revu la scène avec une précision impressionnante. En particulier, j'ai longtemps occulté le rôle de la veuve noire chez qui nous étions. J'ai revu les lieux de l'instant où je suis encore de l'autre côté de la table de la cuisine. Un long travelling dans la pièce puis l'image s'anime. L'hystérie commence à ma droite entre le placard et le réfrigérateur. Les deux adultes excédés sont face à moi devant le buffet. Ma grand-mère adorée est à gauche devant l'évier. Je sais maintenant que c'est elle qui remplissait les pots.
Il ne doit pas y avoir de prescription pour de telles choses. Les trois adultes ont quitté ce monde depuis longtemps. Les quatre enfants d'alors vivent leur vie. Ils n'ont jamais reparlé de cela, du moins tous ensemble. Je mesure comment l'existence de l'enfant battue a été marquée et orientée. Je sais combien les responsabilités ont été effacées pour ne garder que le meilleur des chers disparus.

Je sortis des Halles assez machinalement. Je n'avais pas eu envie de passer par la gare du Nord. Plutôt que de descendre le boulevard de Magenta j'allais remonter la rue de Turbigo. Mes pas m'ont guidé vers la porte Berger. Quelques secondes plus tard, je réalisais que j'étais devant la fontaine des Innocents...


11 commentaires:

  1. Réponses
    1. A la faveur de ton bref commentaire, je viens de relire une autre fois. J'ai rangé la sangle vendredi dernier. La scène est revenue plusieurs fois ces deux jours. Tu n'imagines pas le bien que ça me fait de la voir maintenant écrite devant moi. Un bienfait de l'écriture. Ma psychologue préférée m'avait conseillé de prendre la plume, je n'ai jamais osé lui dire que j'avais commencé.

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    2. Comme tu as bien fait, ça me semble évident. De l'enfance ou de l'adolescence ressortent parfois des scènes qui sur le coup sont passées sans plus y songer. Il faut cette latence pour qu'elles donnent aujourd'hui ce côté insupportable alors qu'il n'est plus possible d'agir. Quelle ironie de la vie !
      L'écriture est une réelle thérapie, et il y a tant de choses à faire resurgir...

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  2. Tu reviens de loin. C'est terrible de se croire coresponsable de cruautés organisées par des adultes alors qu'on est simplement démuni face à leur violence, mais c'est une réaction naturelle chez les enfants. Heureusement que tu as une psychologue compétente pour t'accompagner dans ce processus de "debriefing" comme on l'appelle à l'armée. J'admire ton courrage.

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    1. Merci André, mais tu sais, moi ce n'était rien, je n'ai pas été l'enfant battue, j'ai pu construire plus facilement.

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  3. Très beau texte, d'autant plus beau que l'écriture est ciselée et le fond est terriblement touchant.

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    1. Ciselée, le mot me plait bien Matoo, et tu me fais penser à cette phrase "et à la fin de l'envoi, je touche" d'un de mes héros d'enfance...

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  4. Je sais maintenant que c'est elle qui remplissait les pots. Le poids de cette phrase, au regard de celle qui la précède, est assommant...

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    1. Et pourtant si tu savais comme je l'aime encore.

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  5. Quel talent d'écriture... mais autrement je pense que quand les enfants sont pestes, il est bon de les rappeler à l'ordre VERBALEMENT... on ne peut pas tout pardonner sous prétexte que ce sont des enfants, c'est la porte ouverte pour qu'il deviennent les têtes à claques à l'école et des adultes insupportables

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    1. Merci roijoyeux.
      Oui bien sûr, la parole et pas question de tout laisser passer, mais avant tout l'amour, l'égalité dans les fratries et l'autorité morale...

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