jeudi 24 décembre 2015

J'ai vu ma propre déchéance

Le réfectoire était rempli. Les pensionnaires étaient quasiment tous là même les plus atteints dont le regard vague ou absent n'en rencontrait plus aucun autre. Des proches étaient venus aussi. J'ai même vu une enfant près de sa grand-mère. C'était une fête comme il s'en organise partout dans ce genre de maison. La directrice avait souhaité la bienvenue. Le concert pouvait commencer.
Le groupe avait l'air assez ridicule avec ces bonnets rouge de circonstance, à revers et pompon blanc. L'émotion m'est montée très vite. Dès le premier chant maladroit. Au deuxième, les amants de Saint-Jean m'ont fait basculer. Je n'ai pu retenir mes larmes. 
C'était un temps de fête naturel pour le plus grand plaisir des pensionnaires. Pourtant je n'y voyais qu'une lugubre commémoration du temps jadis où ces hommes et ces femmes dansaient le plus beau tango du monde et à la fin des repas une voie vibrante s'élevait pour célébrer le temps des cerises
J'ai vu ces deux enfants au soleil dans les yeux de cette pauvre femme hirsute et du vieil homme édenté. Comment leur dire aujourd'hui que c'était comme si tout recommençait et leur parler du merveilleux voyage de leurs amours mortes ?
Il était figé, les yeux grands ouverts et le regard fixe. Il applaudissait de sa seule main valide. Il hocha la tête à ce chant qui était toute sa vie. Lui qui avait quitté ce pays pour s'en aller gagner sa vie loin de la terre où il était né, jusqu'à ce que l'heure de la retraite sonne.
Il fallait que je reparte, on m'attendait pour la route. Je le quittais, bouleversé.
Je ne veux pas connaitre ça plus tard.
Je voudrais mourir debout, dans un champ, au soleil,
Non dans un lit aux draps froissés,
A l'ombre close des volets,
Par où ne vient plus une abeille,
Une abeille ...
Je voudrais mourir debout, dans un bois, au soleil,
Sans entendre tout doucement,
La porte et le chuchotement,
Sans objet des femmes et des vieilles,
Et des vieilles ...
Je voudrais mourir debout, n'importe où, au soleil,
Tu ne serais pas là j'aurais,
Ta main que je pourrais serrer,
La bouche pleine de groseilles,
De groseilles ... 


Mourir au soleil, Paroles et musique de Jean Ferrat (1967)


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