jeudi 19 novembre 2020

La chute

Je note le souvenir presque fébrilement. Pourtant je la connais par cœur cette séquence qui m'a fait désespérer du monde pour la première fois. C'est la lecture de l'accident de l'enfant dans le roman que je lis qui l'a faite remonter ce matin. Pourtant rien n'est comparable. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même. Je courais tout le temps dès que j'étais dehors, à tel point qu'on se demandait si je savais marcher. Peut-être serais-je devenu un grand sportif, un coureur de fond. Mais ce jour là j'ai fait un faux pas. Sur le trottoir qui n'en était pas un le long du terrain vague de la petite rue qui menait à l'artère commerçante. Longtemps, le terrain est resté ainsi dans ce quartier où tout se bâtissait, où les terrains agricoles se fondaient à tour de bras dans les lotissements qui accueillait des migrants des campagnes plus ou moins lointaines, des gens qui parlaient avec des accents de divers terroirs occitans qui allaient se fondre eux-aussi dans une vie et une langue normalisées. Pour ceux qui venaient du moins loin, ils reviendraient encore les week-ends chez leurs parents tandis que l'agglomération ferait ville morte livrée à ceux qui avaient plus de deux heures de route pour rentrer et ceux qui n'avaient plus d'attache qu'ici.

J'ai fait un faux pas et je suis tombé sur le bras, entre le terrain et une voiture garée le long du bloc de béton, car le trottoir était quand même déjà ébauché. La douleur fut vive et je ne pus me relever. Ma posture était telle que mon deuxième bras ne me permettait pas de pousser et ainsi de me redresser. Je n'ai pas pleuré cependant. Voilà, c'est cela qui fait le lien. L'enfant passé sous la camionnette du livreur n'avait pas pleuré non plus. J'ai gémi. J'ai appelé. J'ai vu des gens passer sur le trottoir d'en face. Personne ne marchait jamais de ce côté sans y être obligé, sauf moi sans doute. Notamment cette dame avec sa fille de mon âge qui avait été ma meilleure amie à l'école maternelle avant que l'école élémentaire ne nous sépare. Nous étions souvent ensemble à l'écart des autres et nous tentions de leur faire peur avec des feuilles de platane dont dont nous avions découpé le limbe pour ne garder que les nervures épaisses. Pour nous cela figurait des toiles d'araignée. La dame donnait la main à sa fille. Je suis encore certain qu'elles me virent même si je disparaissais derrière la voiture au fur et à mesure qu'elles s'approchaient. Je revois encore le regard de la petite fille qui ne tira pas la main de sa mère. Plus tard quand la dame mourra prématurément alors que nous étions à nouveau ensemble en classe vers nos dix-neuf ans, je ne pus m'empêcher de ne ressentir aucune empathie et cette image de la mère tranquille tenant la main de sa fille me revenait sans cesse. Il y eût d'autres personnes qui passèrent. Oh pas des dizaines, mais il en eût ! Je gémissais pour rien.

Enfin je vis arriver une femme bien coiffée, et pour cause, elle venait de passer la matinée entre des mains expertes, et s'arrêter au dessus de moi. C'est elle qui me releva et me ramena à la maison. Toute ma vie je porterai ce dilemme terrible en moi. M'avait-elle simplement pris en charge parce que je l'empêchais d'ouvrir la portière de sa voiture ? C'est ce jour que je sortis, je le crois bien, de l'innocence infantile et que je commençais à regarder le monde. J'avais également perdu la petite pièce nécessaire à l'objet de ma course. Je craignais de l'avouer à ma mère tellement un sou était un sou. C'est pour cela que je pleurais quand je lui dis. Elle en rit malgré la situation qui devait nous conduire à la clinique pour remettre en place ce bras tout tordu. Ensuite j'ai arrêté de courir, du moins par mes jambes, moins par la pensée.

 

 

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