dimanche 18 novembre 2018

La vie en jaune

Je devais traverser une partie de ma belle campagne. Cent cinquante kilomètres d'autoroutes et de route dites à grande circulation. Il n'y avait pas un rat mort. C'était samedi certes mais "les gens" avaient pris peur. A l'entrée de l'autoroute, personne. Plusieurs fois des croisé des gilets jaunes échoués sur le terre-plein central. Informes. Retenus par les pieds de la barrière de sécurité, sinon le vent les auraient emportés bien plus loin. J'ai roulé un peu trop vite.  J'avais peur d'être en retard en cas de barrage en dur. Ma conscience écologique m'a un peu tiraillé mais je roulais pour une bonne cause. Sinon, tu comprends bien que je ne serais pas parti un jour pareil. A la sortie de l'autoroute, une haie d'honneur pour me guider vers le seul portique ouvert, barrière dressé. Waze m'avait annoncé "péage gratuit". Un véhicule de gendarmes surveillait la bonne tenue des opérations. Des femmes et des hommes debout le long des cônes de Lübeck, d'autres assis sur le péage. Des sourires. J'ai répondu à leur salut. Un peu plus loin, à un grand carrefour, un vrai barrage filtrant. En vrai, c'était surtout les locaux qui s'arrêtaient discuter avec leurs potes manifestants. Ça devenait long mais un véhicule de pompier sirène hurlante nous a débloqué. A la sortie de l'agglomération, j'ai pris un stoppeur. J'ai reconnu tout de suite un décroissant. Non pas aux cheveux longs, mais à l'odeur. Moi aussi je suis partant pour stopper la croissance, mais je vais avoir du mal s'il faut réduire le nombre de douches. Il était en colère. C'était un peu confus. Il en avait après Macron et aussi les Gilets jaunes. Pourquoi étaient-ils réellement sur la route ? Là, maintenant. Il était troublé aussi. Moi qui n'avait pas de gilet jaune sur le tableau de bord en signe de solidarité, je m'étais arrêté pour le prendre en stop. Aucun des solidaires ne s'était arrêté. C'est parti sur la politique, nos choix et non-choix. Notre part de liberté, de quoi était-on prisonnier. Par exemple, dans quelle mesure l'est-on des choix des gouvernements des années 60-70 avalisés par nos parents (le tout-voiture-individuelle et le modèle de développement associé) ou libres encore de tout envoyer péter individuellement sans passer par reconstruire collectivement un truc cohérent ? Je restais assez prudent, je le trouvais un peu inflammable et en vingt kilomètres, on n'a pas le temps de faire thèse-antithèse-synthèse, tu sais le modèle français en trois points, à la fin de l'envoi je touche. Et puis il revenait sur le fait que je me sois arrêté. Il n'osait pas dire, que j'étais peut-être trop lisse, modéré, bien propre sur moi. Marrant. Je ne lui ai pas dit que si j'avais gardé les chevaux aussi épais que lui, ils seraient aussi longs que les siens. A la fin ça a viré complotiste, ceux qui dominent le monde, les industriels et financiers, voudraient réduire la taille de la population planétaire 500.000 millions d'individus. Pas plus. Il était étonné que je ne sache pas de quoi il parlait. J'ai réalisé plus tard.
Nouveau barrage. Ceux-ci, ils voulaient que j'exprime ma solidarité en posant mon gilet jaune sur le tableau de bord. Je ne savais pas où il était. Ils ont fini par me le trouver, dégoulinant de la poche-viche-poche à l'arrière du siège passager. Je l'ai fait. Je n'étais pas très solidaire, plutôt compatissant. Mon point de vue est que la hausse du prix des carburants fossiles est inéluctable. Les Verts la préconisent depuis très longtemps d'ailleurs. Déjà Dominique Voynet dans la gauche plurielle de Jospin. Mais tout ça se prépare et les gouvernants s'y prennent comme des manches. Quant aux individus et la liberté de rouler... Pour une fois j'étais d'accord avec Chevènement, le matin même sur Inter. Ne pas confondre individus et citoyens.
Ils ont été sympas mes Gilets jaunes, ils m'ont conseillé comment éviter les barrages suivants. Je savais le faire, mais c'était vraiment cool de leur part. Devant, un individu automobiliste s'est impatienté et a démarré trop vite, déstabilisant une moto citoyenne qui s'était arrêtée trop près. J'ai lâché mon individu décroissant, se confondant en remerciements bouleversés, un peu plus loin.
Quelques décamètres plus tard, j'ai chargé un randonneur à gros sacs qui rentrait d'un périple touristique. Il avait voulu voir Vesoul tout seul. Il avait aimé, le paysage prodigieux depuis les anciens remparts l'avait subjugué. Nous vivons dans un pays magnifique.  On a parlé de ça. Il n'y avait plus de Gilets jaunes.
J'ai fait mon job dans un cénacle de (dé)croissants verts. Le véganisme rodait dans les travées. Ça va être difficile de trouver un modèle partagé.
Au retour, la voie était libre. J'ai fait un arrêt sur l'aire où j'espère toujours revoir Patric. On m'a suivi dans la grande boucle. J'ai stationné un moment mais je ne suis pas sorti. J'ai repris l'autoroute. Au péage, dans la nuit, soudain les derniers Gilets jaunes sont apparus et m'ont fait signe. L'un deux avait une pile de tickets dans la main. La barrière était ouverte. Il récupérait les tickets en fait, on pouvait passer sans payer. Apparemment Vinci soutenait la manifestation. Je n'ai pas tout compris. Mais je n'avais pas de carton gris, je voyage en télépéage. Il était tard, j'allais avaler un bol de soupe avant de m’effondrer pour une nuit sans rêve.

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